Enquête – Walid Abdelamir Alouane
Photo – Fadel Abbes As-Selami
Il semble que le célèbre dicton « le Caire écrit, Beyrouth imprime et Bagdad lit » ressassé par les intellectuels arabes depuis les années 50 du siècle précédent, trouve encore un écho de nos jours. En effet, la capitale abbasside, dont les 5, 426 Millions d’habitants viennent de célébrer dernièrement 1280 ans de son fondement, est fortement imprégnée de culture. Ses résidents ou ses visiteurs, ne peuvent s’empêcher d’aller au boulevard de la culture, le poumon des intellectuels et des artistes, en l’occurrence le Bd Mutanabbi.
Le lieu et l’appellation
Ce boulevard est situé àl’Est du Tigre, au centre de Bagdad, dans la zone Ar-Rosafa. Il est une ramification du plus ancien et du plus célèbre Bd de Bagdad – le Bd Ar Rachid – et se termine àsa gauche par le Souk As-Saray et àsa droite par Jadid Hassan Pacha. D’une longueur de 250 m, ce boulevard donne naissance de part et d’autre àde nombreuses rues et ruelles, où on trouve des imprimeries et des boutiques de reliure des livres. C’est le Secrétariat de la Capitale qui lui a donné dans les années 30 du siècle dernier, le nom de Abou Tayeb Al Moutanabbi, ce poète de Koufa, qui a suscité et suscite toujours un grand intérêt.
Al Moutanabbi àtravers différentes époques
Ce boulevard s’appelait du temps de l’occupation turque, Bd de l’hôpital, du fait qu’il y avait un hôpital et était proche de la région Al Qachla où se trouvait le siège du gouvernement. Avant l’occupation de l’Irak par les Anglais, on y a construit la boulangerie militaire. Les imprimeurs et les relieurs de livres occupaient la plupart des constructions de ce boulevard. Mais, il n’y avait aucune librairie. La plupart des librairies se trouvaient dans le Bd As-Saray, mitoyen.
Durant les années 50 du siècle précédent, ces dernières ont commencé às’installer au Bd Al Moutanabbi. Les imprimeries et les boutiques de reliure s’étaient déplacées dans les rues attenantes. La « Librairie Moderne » a été la 1ère às’y installer, suivie par « La librairie Al Ahlia », puis par Al Mothanna qui est devenue l’une des plus célèbres librairies de l’Irak et s’était transformée en une maison d’édition ; puis par la Librairie AL Maârif et d’autres. Ainsi, le boulevard était devenu une foire permanente du livre. Par la suite, des boutiques de vente des produits de plomberie et des affaires scolaires s’y étaient installées.
Il est ànoter que la plupart des écrivains qui venaient àBagdad, visitaient ce boulevard, et particulièrement la « Librairie Moderne ». Il s’agissait selon le chercheur Abdelhamid Arrachoudi, de Mikhaïl Noayma, Mohamed Khalil Bihim, et Hassan Al Amine.
Bd Al Moutanabbi durant et après le blocus
Après la 2ème guerre du Golfe, ce boulevard connut un changement qualitatif dont l’effet s’est prolongé ànos jours. En raison de la détérioration des conditions de vie, les populations et notamment les intellectuels ont dû vendre leurs livres pour subvenir àleurs besoins. De la sorte, ce Bd était devenu un marché de vente et d’enchère où se vendaient les ouvrages de valeur scientifiques et culturels. Voir les professeurs universitaires et les enseignants, qui sont les éducateurs des générations, exposant désormais leurs livres aux passants était devenu quelque chose d’habituel. Ainsi, se forma une nouvelle catégorie de vendeurs de livres appelés « les vendeurs des rues », car ils étalent leurs livres, revues et autres document àmême le sol. Leurs prix sont moitié moins chers que ceux pratiqués par les libraires du même boulevard. Cela a encouragé le public àacheter des livres ne serait-ce que pour orner leur bibliothèque.
L’ouverture de l’Irak, suite àla chute de l’ancien régime, et l’entrée de nombreux ouvrages qui étaient interdits, en raison de leur orientation intellectuelle ou religieuse, on conduit àune surabondance de documents sur le marché irakien. On ne peut imaginer le nombre d’ouvrages, de revues et de périodiques qui étaient interdits depuis 3 décennies, dont des écrits (livres, témoignages…) sur cette période sombre de l’histoire de l’Irak qui ont été très recherchés, àtel point que certains ont été réédités plusieurs fois, par fois même sans l’autorisation de leurs auteurs. Les partis politiques ont exploité ce lieu de rassemblement culturel pour y distribuer leur journaux et brochures.
Boulevard Al Moutanabbi, les vendredi
Le Vendredi est certes un jour de fête culturel hebdomadaire non officiel en Irak. Les personnes qui ont un intérêt pour la culture visitent en grand nombre ce boulevard chaque vendredi pour y chercher les livres et publications dont ils ont besoin, ou au moins pour découvrir ce qui est exposé. Certains vendeurs gardent les nouveautés spécialement pour ce jour. Ce boulevard est aussi un lieu de rencontre hebdomadaire entre professeur et écrivains.
Pour les vendeurs, notamment ceux qui exposent par terre leur marchandises, ils y affluent tôt le matin du vendredi, apportant les livres et revues qu’ils ont pu rassembler au court de la semaine.
A la proche de midi, les prix des livres tendent àbaisser, car le boulevard commence àse vider de ses clients, qui soit se dirigent vers les mosquées pour y faire leur prière, soit rentrent chez eux. Les vendeurs veulent liquider le maximum de leurs stocks pour le renouveler.
Les étudiants et plus particulièrement ceux qui poursuivent des études supérieurs, sont ceux qui profitent le plus de ce festival du livre, en se procurant les ouvrages dont ils ont besoin : manuels et dictionnaires. Il est ànoter que le célèbre dictionnaire Al Mawrid est photocopié et relié sans que le lecteur commun puisse le distinguer de l’édition originale de Beyrouth. Il est vendu moitié prix que l’original.
Le Bd Al Mutanabbi est peut être l’un des marché et des Boulevards qui attire le plus les médias : on y voit en permanences des caméras filmant des aspects de ses activités. De même, les correspondants des journaux et des revues questionnent souvent les visiteurs de ce boulevard sur ce qui y est exposé, ainsi que sur les prix pratiqués. Il y a toujours des reportages télévisés sur ce boulevard. Pour leur part, les touristes qui visitent Bagdad ainsi que les orientalistes font souvent un tour àce boulevard pour y chercher, qui une carte de Bagdad, qui un livre ancien.
Il y a une vérité àrappeler au lecteur c’est que l’Irak est considéré comme le marché où les livres sont vendus au prix le plus bas dans le monde, même dans les circonstances difficiles par laquelle passe le pays, car il a préservé un stock important de livres tant dans les bibliothèques privées que dans les librairies. L’Etat Irakien a subventionné les livres importés jusqu’àhauteur de 50%. De même, la plupart des étudiants irakiens àl’extérieur, ramenaient avec eux des dizaines d’ouvrages qu’ils ont dû vendre dans le pays àdes prix bas. Je dois signaler que lors des préparatifs àce reportage, j’ai acheté un livre de valeur sur la biologie en anglais, au prix de 500 dinars irakien soit 34 cents.
Si tu veux un livre, cherche le chez Al Foulfouli
Le visiteur du Bd al Moutanabbi doit absolument entrer au souk qui a alimenté ce boulevard de la plupart de ses librairies et saluer celui qui détient la plus riche des librairies, celle de feu Hussein Al Foulfouli. Cette librairie a été fondée en 1930 et est dirigée actuellement par l’un des descendants de feu Al Foulfouli. Elle recèle des livres de valeur couvrant toutes les disciplines et en plusieurs langues, dont certains remontent àl’an 1800 de l’ère chrétienne, ainsi que des manuscrits rares. Aussi, est-elle le lieu privilégié des chercheurs et des étudiants. D’éminents hommes de lettres arabes la fréquentaient. Des rencontres culturelles s’y tenaient et ses gérants indiquaient aux chercheurs les ouvrages àmême de les aider dans leurs travaux.
Il est habituel d’y voir des visiteurs étrangers et des touristes qui viennent y chercher de vieux ouvrages sur la civilisation irakienne, des manuscrits ou des cartes. J’y ai rencontré, il y a quelque temps, une chercheuse américaine qui avait besoin d’un ouvrage sur l’ancienne littérature perse en langue persane et qui a pu le trouver et l’acheter àun très bon prix. On ne peut donc s’étonner du dicton des intellectuels irakiens: « si tu veux un livre cherche le chez Al Foulfouli ».
Café Ashabandar
A la fin du Bd Al Moutanabbi, en face du souk Assaray, se trouve le plus célèbre café de Bagdad, lieu de rencontre hebdomadaire de la haute classe des gens qui fréquentent le Bd Al Moutanabbi. Ce café a été construit en 1917 et a été appelé Ashabandar en référence aux propriétaires de l'immeuble qui sont les héritiers de Mohamed Said Ashabandar, un des notables de Bagdad. Du fait de sa proximité de 5 ministères, dont le ministère de la justice, la plupart de ses clients étaient des juristes, magistrats et avocats, ou des gens qui avaient des procès. Au cours des années cinquante, des manifestations culturelles y étaient organisées, avec la participation de Rachid Al Qandarji, et dont les recettes étaient destinées aux établissements de bienfaisance, telle l'école nationale Atafid.
Actuellement, ce café est devenu le lieu de rencontre quotidien ou hebdomadaire des intellectuels : enseignants universitaires, hommes de lettres, journalistes… Des pratiques spécifiques le distinguent : il y est interdit de parler àvoix haute, de pratiquer des jeux (domino, ...), et les clients se regroupent selon leurs métiers : avocats, magistrats, enseignants universitaires…
Imprimeries et boutiques de reliure
Le Bd Al Moutanabbi est quasiment un milieu intégré de préparation, de fabrication, de reliure et de vente des livres. On y trouve des imprimeries aussi bien modernes que traditionnelles qui remontent au début du siècle dernier. Quant aux relieurs, ils utilisent pour la plupart les procédés manuels anciens, d’où l’usage du plomb pour la préparation de clichés et l’utilisation du papier doré pour les couvertures des livres. |